Effet de manches et autres désastres !

Publié le 4 Août 2021

Nos séries ou films sur les grands procès aiment à présenter de belles séquences filmées sur les plaidoiries de la défense ou de l’accusation au point qu’on est tenté de croire que ce sont par des trémolos dans la voix, des variations marquées dans l’expression de l’argumentation ou par les envolées lyriques que le procès se gagne, que l’avocat forge sa renommée et que le justiciable recouvre sa liberté.

De fait chacun sait ce qu’est un effet de manche, une action exagérée, factice, destinée à impressionner. Dans la pratique des prétoires, l’expression tient à ce que les vêtements des avocats et procureurs ont des manches larges qui se mettent en mouvement lorsqu’ils s’animent pour tenter de convaincre leur auditoire. Les effets de manches (en dehors de l’habit de l’auxiliaire de justice) sont aussi présents lors des débats ou confrontations politiques où, quelquefois, les représentants s’indignent et optent pour des postures aux limites du caricatural. (« La République c’est moi » !)

Dans la société grecque attachée au sens de la mesure et de l’harmonie, l’effet facile n’était pas de mise : la rhétorique des grands orateurs mettant en avant la structuration du discours, sa cohérence interne ainsi qu’un déroulé d’argumentaires dans une hiérarchie opératoire, n’attendait pas la résolution du conflit par des artifices visuels manifestés auprès du public réuni sur le forum de la Cité. Ainsi, les grands mouvements étaient-ils bannis autant chez l’orateur que chez l’acteur. Périclès parlait la main enveloppée dans les plis de son manteau. Son objectif n’était pas de produire de l’affect, mais de communiquer une visée politique, chargée d’une fonction civique et délibérative. Sa force verbale mobilisait brillamment « le logos, l’ethos et le pathos ». Obtenir une adhésion de l’auditoire à une approche stratégique était le souci premier de cet homme d’État, sensible comme tout grec instruit et cultivé, aux valeurs d’ordre, de clarté, d’équilibre et de raison… Le tourbillon verbal qui tient plus de la ronde exubérante de Dionysos n’était pas du goût de cette époque !

Jusqu’à Cléon, les orateurs gardèrent cette même attitude de rigueur, de sobriété voire de refus de toute démagogie. Cléon fut le premier à « tenir la main dehors ». En tant que premier pédagogue, il est jugé par beaucoup comme un accident de goût dans la tradition athénienne par l’emploi d’une rhétorique de basse séduction. Ainsi cet avis : « … il arrivait quelquefois que le peuple, en laissant gouverner ses orateurs, et suivant en tout leurs caprices, mettait en place des sujets indignes. On peut se souvenir du crédit absolu qu’avait sur les esprits de la multitude, le fameux Cléon, qui fut chargé du commandement dans les premières années de la guerre du Péloponnèse, quoique ce fut un homme brouillon, emporté, violent, sans tête et sans mérite. » (Histoire ancienne de Rollin, 1763, t. 8, pages 720-721).

Dans l’art de la maîtrise de l’harmonie, l’éloquence se détache de la servitude des sens prisonniers du chaos primitif. Elle veut être l’incarnation d’une recherche de discipline et de spiritualité. À ce titre, elle est le premier des sept arts libéraux. Représentée par Polymnie, elle est « celle qui dit de nombreux hymnes » : la muse des chants nuptiaux comme du deuil et de la pantomime au travers de codes d’expression préétablis. Un orateur abordant la chose publique, la chose commune, se devait donc de manifester une attitude vertueuse pour conduire ceux qui l’écoutaient à des confrontations fécondes, en demeurant fidèle à l’esprit citoyen et au besoin d’agir en accord avec cette vision hellénique du monde : une vision orientée au-delà de l’expérience sensible, au-delà des apparences, au-delà du vulgaire. Une telle conception des institutions, des arts, des rites religieux comme du propos philosophique ou scientifique imposait à celui qui s’exprimait, d’être un esprit pris dans la quête, sans lui défendre pour autant l’audace du style, ni la superbe d’une parole ciselée de façon subtile et exigeante. L’œil écoutait, l’oreille voyait, la pensée jaugeait…

En vertu de cet habitus pour l’ordre et l’esthétisme conjugués, l’art déclamatoire était associé naturellement à la Musique. Cela fit que le peuple hellène n’hésita pas à désigner du nom de singe le premier acteur qui s’avisa de faire des gestes expressifs à l’appui de son texte. En effet les portées de l’éloquence, l’émotion tragique ou comique ne devaient se manifester que par des nuances de débit oratoire et sur le registre d’une voix et d’un rythme normé. On rapporte qu’un chanteur en Alexandrie pour une erreur d’un quart de ton reçut à la figure des oranges pourries !

Pour nos temps modernes, que le rappel de cette tradition antique sur l’Éloquence, affaiblisse la vanité des ego, proscrive les moulinets des avant-bras dans l’air et nous mette en garde contre les esbroufes verbales accompagnant l’infusion des idées courtes, que ce soit dans « la France d’en bas ou la France d’en haut » !

Rédigé par Claude Laporte

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S
La Rhétorique<br /> Causarum vires per me, alme rhetor, oblige (Grâce à moi, fier orateur, vos discours vont bouger).<br /> Du latin rhetorica, emprunté lui même au grec ancien rhêtorikê tekhnê, littéralement technique, art oratoire, art de l'éloquence, ou art de la persuasion.<br /> Dans la mythologie grecque, Polymnie ou Polhymnie est la Muse de la Rhétorique, donc de l'éloquence. Elle est la fille de Mnémosyne et Zeus.<br /> La rhétorique est l’art de bien dire et persuader, c’est-à-dire de convaincre, de plaire et de toucher. La rhétorique ne peut produire l’éloquence qui est un don naturel, mais elle apprend à l’orateur à user de toutes ses ressources ; elle lui sert de règle et d’auxiliaire. Dans tout discours, comme dans toute composition littéraire, il faut d’abord trouver ce qu’on doit dire, puis le disposer dans l’ordre le plus convenable, enfin l’orner de tous les agréments du style : de là trois parties dans la rhétorique, l’invention, la disposition et l’élocution. <br /> Dans l'art rhétorique, les moyens de persuasion du discours sont le logos qui relève de la démonstration, de la raison et de l'argumentation, l'ethos qui est ce qui correspond à l'image que le locuteur donne de lui-même à travers son discours (il s’agit essentiellement pour lui d’établir sa crédibilité par la mise en scène de qualités morales comme la vertu, la bienveillance ou la magnanimité) et le pathos, une méthode de persuasion par l'appel à l'émotion du public. <br /> On différencie les opérations de la rhétorique en cinq parties : l’invention (inventio, heurisis) ; l’organisation (dispositio, taxis) ; l’élocution, ou plutôt la disposition des mots dans la phrase, l’usage des figures, la question des styles (elocutio, lexis) ; la prononciation du discours (actio, hypocrisis) et sa mise en mémoire (memoria, mnémè). Bien que vilipendée par Platon (dans Gorgias, avec son dialogue sur la rhétorique sophistique, il ne voit qu’une doctrine rejetant toute morale, un discours flattant l’auditoire et agissant sur l’âme par la séduction), cette machine rhétorique, bien organisée en ses parties, permet de construire le discours mais, dans le cas d’une pratique dite spirituelle, elle sert à élever l’adepte ou, en d’autres termes, à lui procurer en lui une augmentation de l’être. Il conviendrait d’introduire d’autres notions qui sont la prudence, la subtilité et la délicatesse.<br /> Dans l'Antiquité, l'art de la mémoire faisait partie de la rhétorique. Cet ars memorendi permettait à l'orateur de retenir les points essentiels de longs discours, à une époque où le matériel et les supports pour prendre des notes étaient peu pratiques. L'art de la mémoire, la mnémotechnique, apportait une aide considérable à l'improvisation ; la mémoire organisée fournissait à l'intervenant les éléments dont il avait besoin.<br /> Démosthène, Cicéron, Quintilien furent de grands rhéteurs.
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